Écrit et réalisé par Hideaki Anno, Neon Genesis Evangelion est l’un des anime les plus importants et les plus influents des années 1990. Sorti pendant la décennie perdue, il parle d’adolescents chargés de piloter d’énormes et énigmatiques robots humanoïdes appelés Evas, afin de protéger le monde contre les Anges, d’étranges créatures qui tentent de prendre le contrôle de la Terre quinze ans après le second impact, une catastrophe qui a ravagé le monde.
Evangelion explore notamment les relations sociales, et le genre, qui joue un rôle important dans la dynamique des relations, remplit par conséquent une fonction critique dans la série. Neon Genesis Evangelion se déroule dans un environnement japonais, dans un contexte japonais et est conçu pour des spectateurs japonais – pour reprendre les termes du réalisateur Hirokazu Kore-eda, le cinéma japonais est trop « tourné vers l’intérieur », ce qui pourrait également s’appliquer à l’animation japonaise. Les rôles de genre au Japon ont également leurs propres spécificités, ce qui est illustré dans la série, bien qu’elle se déroule dans un Tokyo futuriste fictif.
Evangelion a su, au fil des années, rassembler une communauté à travers le monde. Comme beaucoup de choses sont laissées à l’interprétation des spectateurs, les personnages peuvent être compris différemment par chacun. Il y a un point sur lequel cette divergence d’interprétation peut être intéressante à étudier : Neon Genesis Evangelion a pris une telle ampleur qu’elle a touché des personnes en dehors de son cœur de cible, ce qui a notamment conduit à des idées différentes sur l’identité de genre des personnages, alors que ce n’était pas l’objectif des auteurs. Bien que le Japon soit perçu en Occident comme un pays imposant des rôles de genre et suivant ses propres normes traditionnelles, comment Evangelion a-t-il pu être perçu par certains fans marginaux comme une incarnation de leur propre lutte ?
Il est difficile de parler de la représentation des genres dans Neon Genesis Evangelion sans commencer par Shinji Ikari, le personnage principal.
Les protagonistes masculins des mangas et des animes shōnen ont généralement des traits communs : ils sont toujours enthousiastes et positifs, s’efforcent de devenir plus forts et plus puissants, sont extravertis et semblent masculins. Ils ont un objectif précis qu’ils veulent atteindre, et le but de l’œuvre est de les voir grandir à mesure qu’ils se rapprochent de leurs rêves.
Shinji va à l’encontre de cela. C’est un garçon ordinaire de quatorze ans, ou presque : il est introverti, souvent anxieux et indécis. Il peut être considéré comme féminin et a souvent besoin d’être rassuré, même s’il essaie de ne pas gêner ou décevoir les gens qui l’entourent. Il a également des problèmes d’estime de soi et d’identité. Evangelion nous permet de le voir évoluer tout au long de la série. De plus, Shinji semble humain car il ne se contente pas de devenir plus fort mais a des périodes où il retombe dans ses anciennes mauvaises habitudes. Ce côté humain est particulièrement évident dans les deux derniers épisodes, où il choisit de conserver l’individualité des humains plutôt que de laisser l’humanité se fusionner.
Néanmoins, Shinji a toujours des points communs avec l’archétype du protagoniste masculin : bien qu’il puisse être passif, qu’il se contente généralement d’obéir aux ordres et qu’il n’extériorise pas ses pensées, il se révèle résistant et même entreprenant lorsqu’il s’agit de défendre ses opinions les plus importantes, notamment lorsqu’une personne de son entourage risque d’être blessée. Dans le dernier épisode, il accepte également de faire face à la vie.
Plusieurs fois au cours de la série, quelques personnages, notamment Asuka et Misato, exigent de Shinji qu’il agisse comme un homme et le critiquent sévèrement parce qu’il n’est pas assez viril. Ils vivent tous les trois ensemble et c’est généralement lui que l’on voit cuisiner ou faire le ménage, ce qui ne correspond pas aux normes habituelles du genre. Au début, Asuka et Misato semblent avoir de fortes personnalités, il se distingue donc par sa nature timide et sa difficulté à être proche des autres. Cependant, il essaie de prouver sa masculinité. L’un des rares moments où il semble heureux est l’épisode 16, après avoir obtenu de meilleurs résultats qu’Asuka et Rei lors d’un test avec les Evas. Cela le conduit à dire que « le combat est un travail d’homme ». Cela l’amène à avoir plus confiance en lui, ce qui le pousse à se précipiter pour vaincre un Ange peu de temps après, conscient du fait qu’Asuka et Rei n’étaient pas prêtes à l’épauler. L’Ange finit par le plonger dans une grande souffrance mentale. Les moments où il tente de renforcer sa masculinité se soldent par un échec pour lui.
Gendo, son père, a échoué en tant que représentation masculine et en tant que parent, car il ne s’est pas occupé de son fils. Comme son père était distant, Shinji n’a pas pu apprendre la masculinité à travers lui, mais il essaie toujours de gagner son approbation pendant toute la série en se battant avec l’Eva, ce qui le met en détresse à plusieurs reprises dans la série. Le seul moyen pour Shinji de grandir en tant qu’homme est de côtoyer des pairs et des hommes qui pourraient agir comme des figures paternelles. Il y a notamment Ryōji Kaji, qui apparaît comme une représentation de la masculinité forte : il est fort, confiant, charismatique. Il peut être considéré comme ce que Gendo n’a pas pu être pour Shinji : une bonne figure paternelle.
La vision d’Anno façonne l’ensemble de la série. Lors d’une table ronde à l’Anime Expo ’96, il déclare également que « Shinji reflète [son] caractère, à la fois de manière consciente et inconsciente ». Il est évident que Shinji doit apprendre à faire face à ses problèmes plutôt que de fuir à chaque fois.
Un autre personnage, qui n’apparaît que dans un épisode, a également un impact important sur Shinji. Plusieurs fois au cours de la série, on voit Shinji s’interroger sur sa valeur et son identité. Comme nous le verrons plus tard, Shinji peut servir de représentation pour les otakus. « Ōsawa comprend l’otaku comme un problème d’identité personnelle. » Pour créer cette identité de soi, « il est nécessaire d’avoir un autre qui puisse devenir un modèle pour soi-même, c’est-à-dire un autre qui soit désirable et que le soi puisse devenir. » (Aida, 112) Kaworu est ce modèle pour Shinji. Kaworu est à la fois quelqu’un qui aide Shinji à comprendre ce qu’il veut, et quelqu’un que Shinji souhaite être. De plus, Shinji est généralement entouré de personnages féminins (Misato, Asuka, Rei). Toutes les interactions sexuelles et romantiques avec elles échouent, alors que Kaworu lui dit ouvertement qu’il l’aime et qu’il l’accepte avec ses défauts. Le problème est que Kaworu, qui semble être le personnage à accepter Shinji en tant que tel, n’est même pas humain : il fait partie des Anges.
Un autre point clé de Neon Genesis Evangelion est que les personnages féminins occupent des fonctions cruciales, ce qui n’a pas toujours été le cas dans les œuvres shōnen où les personnages féminins sont souvent inégaux par rapport aux hommes : elles sont souvent simplement l’intérêt amoureux ou ne sont pas aussi débrouillardes qu’eux. Asuka et Rei sont deux des trois principaux pilotes d’Evangelion. Misato est directrice des opérations à la NERV, l’organisation qui utilise les Evangelions pour combattre les Anges. Ritsuko est une scientifique de la NERV. Yui, ingénieure en biologie, est la mère de Shinji et la femme de Gendo. Elle est déjà morte lorsque l’histoire se déroule, mais son âme reste dans la première Eva, celle pilotée par Shinji.
Par contraste avec leur importance, les personnages féminins sont souvent sexualisés tout au long de la série et toujours liés à leur relation avec les personnages masculins. Bien qu’elles soient importantes pour l’intrigue et en tant que personnages, et malgré ses efforts pour créer des personnages féminins réalistes, Anno choisit toujours de les sexualiser. D’abord dans l’anime : « certains critiques affirment que Neon Genesis Evangelion a mis l’accent sur le sex-appeal de ses jolies filles intentionnellement (Morikawa 2003, 93). À l’instar de Sailor Moon et des jeux bishojo, Neon Genesis Evangelion a fait appel aux talents de doubleuses professionnelles respectées pour leur capacité à produire des personnages de manga/anime qui émeuvent les fans » (Galbraith, 115). L’attrait physique des personnages féminins est démontré par les positions dans lesquelles elles sont animées et les vêtements courts qu’elles portent parfois. De plus, la preview annonce à plusieurs reprises qu’il y aura du « service » lors du prochain épisode. C’est également le cas pour les produits dérivés, où Asuka et Rei sont notamment fortement sexualisées alors qu’elles ont quatorze ans. Au final, elles sont utiles en tant que corps qui existent comme source de revenus pour Gainax, les producteurs de Neon Genesis Evangelion. Cela peut s’expliquer par le fait que « certains chercheurs décrivent les otakus comme une culture essentiellement masculine, pleine de désirs et de fantasmes sexistes et antiféministes » (Kam, 182). Les jeunes personnages féminins peuvent sembler façonnables, ce qui permet aux otakus de tomber amoureux de ces personnages plutôt que de vraies femmes.
De plus, bien qu’elles soient importantes dans la série, elles sont toujours coincées dans une hiérarchie sexuée. Même Shinji fait quelques remarques misogynes, comme si les pires côtés de la masculinité restaient profondément ancrés dans les esprits, puisque, en tant qu’homme, il peut encore utiliser le patriarcat pour son propre confort. Rei n’est qu’un objet interchangeable que la NERV utilise pour obtenir ce qu’elle veut, et qui ne sera jamais vue avec sa propre personnalité, mais juste une seconde Yui. Asuka est vue plusieurs fois en train de désirer l’attention de Kaji. Cependant, elle diffère des filles habituelles des anime shōnen : elle n’est pas soumise et n’hésite pas à provoquer Shinji. Bien que pour la NERV, Asuka ne soit qu’une pilote, une fois qu’elle devient inutile, elle souffre seule.
« Comme le note Keiko Kashiwagi (1998), la plupart des universitaires ont considéré les femmes japonaises comme un ‘environnement’ pour produire des enfants plutôt que comme des individus dont les propres croyances et sentiments devraient être pris en compte en dehors de leur capacité à produire des enfants performants. » (Holloway, 5) On peut se demander si c’était le cas pour Yui, si Gendo l’a réellement utilisée ou s’ils avaient la même opinion sur le projet d’instrumentalité humaine. De plus, on peut se demander pourquoi une femme intelligente comme elle choisirait d’être avec Gendo, perçu comme un délinquant à l’époque où ils se sont rencontrés. Dans l’épisode 21, lorsque Fuyutsuki – à l’époque professeur dans l’établissement de Yui et qui travaillera plus tard avec Gendo – demande à Yui ce qu’elle fera après avoir obtenu son diplôme ( » Obtenir un emploi dans le secteur privé ? Ou accepter un poste dans un laboratoire ici, peut-être ? »), elle répond qu’une troisième option est également possible : « fonder une famille ». Parallèlement, Holloway explique que « les mères [japonaises] étaient fortement incitées à se consacrer à l’éducation de leurs enfants » (96).
Quant à la mère de Ritsuko, Naoko Akagi, elle continue à travailler même si elle a une fille. Elle est brillante mais elle est montrée comme souffrante à cause de la façon dont Gendo l’utilise, ce qui la conduit à sa mort.
Il existe une autre différence dans l’éducation des enfants en fonction du sexe du parent : « le temps que les hommes japonais passent avec leurs enfants est très limité par rapport à celui que passent les hommes dans d’autres pays » (Holloway, 97). Gendo en est une bonne représentation, car il n’a pas élevé Shinji personnellement, même après la mort de sa femme. Cela conduit à leur relation maladroite, car il semble insensible à son propre fils.
Quant à Misato, elle voit son père en Kaji, l’homme qu’elle aime. Elle a même commencé à travailler à la NERV à cause de son père, et son travail la lie également à Kaji, puisqu’il y travaille aussi. Misato est aussi le contraire de ce que devrait être une femme japonaise acceptable. Comme l’explique Holloway, « les femmes [japonaises] continuent de remplir un rôle culturel consistant à assumer la quasi-totalité des responsabilités domestiques de leur famille et les entreprises continuent d’attendre des femmes qu’elles soient des travailleuses à temps partiel bon marché à leur disposition » (196), car de nombreuses femmes japonaises ont en fait « occupé un emploi à temps plein pendant plusieurs années après avoir terminé leurs études, puis ont quitté le lieu de travail après s’être mariées » (171). En revanche, les personnages féminins de Neon Genesis Evangelion ont des emplois importants, et même si la relation entre Misato et Kaji est exposée, Misato n’arrête jamais de travailler et ne parle jamais de mariage.
Anno parle de faire partie d’une « génération solitaire ». Pour cette raison, certains hommes japonais se sont détournés de la vie réelle, estimant qu’ils n’étaient pas assez forts. L’anime devient primordial pour certains de ces Japonais aliénés et sert d’échappatoire aux problèmes auxquels le Japon est confronté dans les années 1990, notamment la mauvaise situation économique. Evangelion montre qu’un otaku peut – et doit – acquérir des compétences qui l’aideront à se conformer à la société dominante. Bien qu’il ne soit pas lui-même un otaku, Shinji peut apparaître comme quelqu’un de proche du public otaku. Sa masculinité peut l’être aussi, car elle ne fait pas partie de la masculinité hégémonique que les hommes japonais sont tenus d’incarner.
Comme tout autre média, Evangelion peut être compris différemment selon la personne qui le regarde. C’est également le cas pour l’interprétation du sexe des personnages. Shinji peut apparaître comme un personnage non conforme au genre. De plus, Yoshiyuki Sadamoto, le chara-designer d’Evangelion, a expliqué que le design de son personnage était basé sur Nadia, le personnage féminin principal de la dernière œuvre d’Anno avant de commencer la réalisation d’Evangelion. Parce qu’il ne correspond pas aux normes masculines, de nombreuses personnes peuvent considérer Shinji comme un transgenre, parce qu’elles s’identifient à lui et l’imaginent comme elles : en dehors des normes de genre actuelles. Il est assez courant que les fans headcanon leurs personnages préférés comme LGBT, étant donné qu’il est toujours rare de voir les identités LGBT réellement représentées. Ce qui est frappant avec Shinji, c’est qu’il correspond aux deux « standards » pour être reconnu par les fans comme étant transmasculin et transféminin. Il pourrait être un garçon transgenre n’effaçant pas ses côtés féminins ou une fille transgenre avant de réaliser qu’elle est transgenre, luttant avec sa masculinité. Bien qu’il ne soit pas canoniquement transgenre, Shinji peut aussi aider les gens à réaliser qu’ils le sont eux-mêmes, comme le montre le troisième tweet ci-dessous.

De manière contradictoire, bien que l’on puisse dire que Neon Genesis Evangelion déconstruit les rôles génériques du shōnen, il ne faut pas oublier que l’industrie de l’anime est principalement masculine, visant un public japonais masculin. La représentation des genres dans Neon Genesis Evangelion était à la fois le produit du capitalisme et de la vision subjective des genres de son créateur, qui s’est notamment efforcé de créer des personnages féminins réalistes. Ne pas encourager les stéréotypes de genre et ne pas alimenter les impressions misogynes peut sembler un défi pour les animateurs qui veulent aussi en tirer un profit financier, ce qui montre aussi quelles sont leurs priorités. Evangelion offre une vision complexe du genre et de la sexualité tout en étant limité par ce facteur.
Evangelion a su toucher des personnes au-delà du cœur de cible des producteurs. Cela s’explique notamment par ses thèmes universels et par le fait que, malgré son cadre post-apocalyptique au Japon, la série montre encore certains problèmes réels des années 1990.
Quant à sa représentation du genre, elle peut nous rappeler que le genre n’est pas inné mais acquis et qu’il dépend de la personne, du siècle et de la culture. Cela a permis à des personnes d’horizons différents de réagir différemment à la représentation du genre des personnages de Neon Genesis Evangelion. Les personnages féminins sont sexualisés, ce qui a pour effet de les aliéner, car malgré leur intelligence et leur talent, elles seront toujours considérées d’abord comme des corps. La série nous rappelle également que les femmes japonaises ont du mal à intégrer le monde professionnel, car elles sont toujours en position d’infériorité par rapport aux hommes – cela est même démontré par la structure du siège de la NERV, où les bureaux de Gendo et Fuyutsuki apparaissent au-dessus de ceux des autres personnages.
En fin de compte, tout média peut être ce que le public veut qu’il soit. L’objectif de l’auteur a toujours de l’importance car il a un impact certain sur la façon dont la série sera d’abord comprise, mais les médias peuvent facilement être décontextualisés pour s’adapter aux croyances du spectateur. La diversité des genres a permis à de nombreuses personnes de comprendre les personnages différemment, en fonction de leur propre perception. L’interprétation est également basée sur le contexte, de sorte que la vision que les gens ont de Neon Genesis Evangelion aujourd’hui est différente de celle des personnes qui l’ont regardé pour la première fois en 1995.
Références :
– Kam, Thiam Huat. “Otaku as Label: Concerns over Productive Capacities in Contemporary Capitalist Japan.” Debating Otaku in Contemporary Japan Historical Perspectives and New Horizons, Bloomsbury, London, 2016.
– Aida, Miho. “The Construction of Discourses on Otaku: The History of Subcultures from 1983 to 2005.” Debating Otaku in Contemporary Japan Historical Perspectives and New Horizons, Bloomsbury, London, 2016.
– Galbraith, Patrick W. Otaku and the Struggle for Imagination in Japan. Duke University Press Books, 2019.
– Holloway, Susan D. “Husbands: Crucial Partners or Peripheral Strangers?”, “Women and Family Life: Ideology, Experience, and Agency”, “Good Wives, Wise Mothers”, “Balancing work and family life.” Women and Family in Contemporary Japan. Cambridge University Press, 2010.
– Pour Kore-eda, le cinéma japonais est trop « tourné vers l’intérieur » article publié dans Le Figaro le 28/12/2022 https://www.lefigaro.fr/cinema/pour-kore-eda-le-cinema-japonais-est-trop-tourne- vers-l-interieur-20221228
– Yoshiyuki Sadamoto: My Thoughts at the Moment (Neon Genesis Evangelion vol. 2: March 12, 1996) https://www.evamonkey.com/writings/sadamoto-yoshiyuki-my-thoughts-at-the-moment.php